dimanche 2 mai 2010

Le bateau ivre, Arthur Rimbaud,

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs:
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.


J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.


Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.


La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l'oeil niais des falots!


Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures,
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.


Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend;


Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l'amour!


Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants: je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir!


J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets!


J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteur,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs!


J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs!


J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D'hommes! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux!


J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan!
Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant!


Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises!
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums!


J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.
- Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.


Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux...


Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons!


Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau;


Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d'azur;


Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs;


Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l'Europe aux anciens parapets!


J'ai vu des archipels sidéraux et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur:
- Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur?


Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes. 
Toute lune est atroce et tout soleil amer:
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate! Ô que j'aille à la mer!


Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.


Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.


Le bateau ivre d'Arthur Rimbaud (1854-1891, DCD à 37 ans)
Tous les tableaux sont de Yves Klein (1928-1962, DCD à 34 ans)
Ont publié un poème ce dimanche: Esmeraldae, Praline, Celsmoon, Cagire, Lystig, Pascale, Alex, Emmyne, Claudialucia, Edelwe, Chrys, plus tous ceux que je ne verrai pas parce que publiés après midi ou en soirée!

21 commentaires:

  1. Voilà L'AUTEUR que j'aime. Ses poèmes me bouleversent. Merci pour cet instant poétique.

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  2. Il y avait longtemps que je ne l'avais pas lu. Merci de me le remettre en mémoire.

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  3. Arthur, ce poème trône chez moi en affiche, sais-tu pourquoi il est si long ce texte ? il a sa petite anecdote... poète de mes Ardennes, j'aime bien quand ce sont les autres qui le mette à l'honneur, ça me fait toujours plaisir de lire ailleurs... indémodable, immuable Rimbaud traverse le temps toujours aussi jeune et troublant... merci de l'avoir choisi, bon dimanche Mango

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  4. Eblouissant, le Génie de Rimbaud ! Je crois que je n'avais jamais lu ce poème en entier... Je me permets d'en faire un "copier-coller" dans mes doc pour le mettre sur papier et le garder avec mes préférés!

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  5. Très belle cette association du Bateau Ivre et de Klein!
    J'ai publié un poème d'Apollinaire, samedi 1er mai, la date s'imposait.
    Que faut-il faire pour participer aux poèmes du Dimanche? Et puis-je m'engager si je sais que je ne pourrai pas le faire tous les dimanches?

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  6. Quelle beau poème, en fait j'aime la poésie mais celle-ci avec cette recherche des métaphores, de la rime, des nuances, de l'originalité. Quel talent ! et maintenant on a son portrait à l'age adulte incroyable cet histoire quand même.

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  7. Moka, ce n'est sûrement pas le plus facile de Rimbaud mais c'est peut-être le plus personnel et le plus caractéristique!

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  8. Alex, je connaissais surtout les premières strophes!

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  9. Pascale, tu es des Ardennes? Je comprends mieux ton affiche! Pourquoi est-il si long? J'avoue ne pas savoir!

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  10. cagire, peu de personnes l'ont lu en entier je pense! On en cite seulement certaines parties généralement!

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  11. claudialucia, ils sont morts jeunes tous les deux, le poète et le peintre!

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  12. Nina, je ne l'ai pas toujours compris et pourtant je l'ai tout de suite aimé, maintenant que je saisis mieux le sens de chaque vers,je l'aime toujours autant!

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  13. Merci d'avoir mis un lien pour Apollinaire! Alors je peux m'inscrire pour la poésie du dimanche?

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  14. claudialucia bien sûr, c'est très libre ! Tu fais un lien vers celsmoon, qui t'intègrera dans la liste qui varie souvent!

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  15. Merci pour le renseignement. Je me suis inscrite dans le blog de Celsmoon.

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  16. me revoilà, suis bien Ardennaise née résidente tout près de lavoir de roche, lieu où une saison en enfer a été écrite par Arthur... pourquoi ce poème est si long, car vois-tu des mauvaises langues sûrement de vipères, insinuaient que notre cher Arthur avec toute sa jeunesse et sa fougue n'était qu'un prétentieux qui ne savait point aligner XXXXX vers et strophes;;; que cela ne tienne, notre cher Arthur défia cette tripotée d'ignares et de jaloux et nous écrivit pour notre plus grand bonheur ce bateau ivre...

    voilà ma chère mango l'histoire de cette longueur extrême ...

    pourquoi une Saison en Enfer... ??? je suis bien certaine que dans 99% pourcent des cas, les lecteurs font le rapprochement avec une mauvaise saison terrible rappelant l'enfer... ?? et bien non !!!! non non je ne suis pas une spécialiste rimbaldienne ...

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  17. claudialucia, chic! J'irai donc lire ton poème chaque dimanche désormais!

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  18. pascale, eh bien voilà qui est très intéressant! si tu te dis non spécialiste, tu en es quand même bien proche! :)))

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  19. C'est un long poème mais qu'il est beau !!! du vrai Rimbaud

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  20. Depuis Luc BERIMONT je ne suis pas revenu sur ce site qui me fait plaisir de voir que vous aimez "la belle parôle".
    Vous allez dire que je ne connais que Léo FERRE, mais avez vous déjà écouté ou entendu "LE BATEAU IVRE" chanté par ce Monsieur?
    Déferlement de musique sur un déferlement des mots de l'ARDENNAIS! cela vous laisse........pantois. Bonsoir à tous .
    Pour Pascale:
    lorsque j'arrive dans les ARDENNES ( joli mot) je récite souvent le "dormeur du val".
    "c'est un petit trou de verdure" ... car je ne connaissai pas les ardennes et ma vision par le poême scolaire ne m'avait pas trompé, c'est vraiment ça qui est décrit par M RIMBAUD

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  21. Cher anonyme,heureuse de vous revoir même avec retard de ma part (Ma plateforme ne m'avertit pas encore de l'arrivée des commentaires) J'ai écouté Léo Ferré sur le Bateau ivre étant une inconditionnelle de ce grand artiste et c'est très beau en effet!

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