Chaque année, la saison d'hiver à Paris s'ouvre par le bal costumé que donnent le Comte d'Orgel et sa jeune femme Mahaut dans leur hôtel particulier de la rue de l'Université. C'est le rendez-vous du Tout-Paris qu'aucun mondain ne voudrait manquer. Cependant cette année 1920 est particulière pour le couple car un nouvel ami, François de Séryeuse, est venu se glisser entre les deux. Ils forment désormais le trio classique du mari âgé, de la femme sage et sérieuse et du jeune amoureux mais ce n'est qu'à la veille du bal que Mahaut ose enfin s'avouer à elle-même qu'elle aime François. Désespérée, elle veut alors l'éloigner d'elle et, comme il refuse, elle utilise les grands moyens et avoue son amour coupable aux deux seules personnes qui pourraient lui servir de remparts: la mère du jeune homme d'abord et son mari ensuite. Dès lors se pose la grande question: le bal peut-il avoir lieu? Comment le Comte réagira-t-il? Certains, pour faire court, ont résumé ce récit en disant que c'était une version moderne de l'aveu de "La Princesse de Clèves", actuelle référence présidentielle par excellence!
Pour ma part, je vais tâcher d'oublier que c'est un chef d'oeuvre classique du XXème siècle, que l'auteur est mort à 20 ans, en 1923, un an avant la publication de son livre, que c'est donc une oeuvre posthume, que cet auteur était un jeune bohème de bonne famille fréquentant aussi bien Picasso et Modigliani que Milhaud, Auric, Poulenc et Honegger, dans les cafés de Montmartre et de Montparnasse, que c'était l'ami de Cocteau qui le poussa à écrire et que ses récits furent encensés par Max Jacob et Paul Valéry, à défaut de l'être par la critique et le public qui criaient au scandale, lui reprochant en particulier d'avoir osé évoquer dans "Le Diable au Corps", en pleine guerre 14/18, un amour adultère entre un jeune lycéen et la femme d'un soldat. Je me dis, au contraire, qu'il s'agit du tout dernier livre venant de paraître et que je n'ai pas encore d'à priori à son sujet. Il a l'avantage d'être court, 125 pages en Librio.
L'écriture classique séduit d'emblée mais le titre n'est-il pas un peu démodé? Les bals et les comtes sont-ils encore d'actualité? Des bals costumés qui ouvrent la saison d'hiver et qui font courir le Tout-Paris? Je traduis par "Soirée branchée de stars people". La mode... en être ou pas?... Telle est la première préoccupation du jeune Radiguet dès les premières lignes, quand il se demande si on comprendra bien son héroïne, Mahaut d'Orgel, la femme du Comte. Voici les premières phrases:
"Les mouvements d'un coeur comme celui de la comtesse d'Orgel sont-ils surannés? Un tel mélange du devoir et de la mollesse semblera peut-être de nos jours incroyable, même chez une personne de race et une créole. Ne serait-ce pas plutôt que l'attention se détourne de la pureté, sous prétexte qu'elle offre moins de saveur que de désordre? Mais les manoeuvres inconscientes d'une âme pure sont encore plus singulières que les combinaisons du vice. C'est ce que nous répondrons aux femmes, qui, les unes, trouveront Mme d'Orgel trop honnête, et les autres trop facile."
A la pointe de la mode parisienne, le récit devait certes l'être lors de sa parution en 1924! Tout le contexte des années folles d'après-guerre s'y retrouve en toile de fond: le cirque Médrano et les Fratellini, le dancing de Robinson, le charleston, le défilé d'automobiles, le train de banlieue retour du théâtre la nuit, le déjeuner sous la tonnelle des bords de Marne...les fêtes, les dîners, les visites, les folies... Mais ce que j'ai préféré, et de loin, c'est l'aspect classique, très maîtrisé de l'écriture. C'est vraiment ce qui m'a le plus éblouie et que je retiendrai surtout.
Quelques phrases que j'ai admirées:
"On peut dire que les idées de François sur l'amour étaient toutes faites. Mais parce que c'est lui qui les avait faites, il les croyait sur mesure. Il ne savait pas qu'il ne se les était coupées que sur des sentiments sans vigueur. " "Nous sommes attirés par qui nous flatte, de quelque façon que ce soit. Or François admirait le comte. Son admiration allait avant tout à l'homme capable d'être aimé d'une Mahaut. En retour, Orgel éprouvait sans le savoir, pour François, un peu de cette reconnaissance que l'on éprouve envers qui nous porte envie. ""Le comte d'Orgel naissait à un sentiment nouveau. Il avait toujours évité l'amour comme une chose trop exclusive. Pour aimer, il faut du loisir, et les frivolités l'accaparaient. Mais la passion s'insinua en lui si habilement qu'il y put à peine prendre garde. Cette nouveauté datait du jour où Mahaut assise sur la banquette du garde-feu parlait avec François de Séryeuse. Ce jour-là, son mari l'avait convoitée comme si elle n'eût pas été sa femme. ""Nous l'avons dit, Mahaut était de ces femmes qui ne sauraient faire de l'agitation leur pain quotidien. Peut-être même la principale raison de la vertu de ses aïeules résidait-elle dans leur crainte de l'amour qui ôte le calme.""En proie à une véritable surprise, le comte d'Orgel se taisait. Car il n'était habile à exprimer que ce qu'il n'éprouvait pas.""Mme d'Orgel apprenait la jalousie. Est-ce bien un sentiment légitime le jour même où une femme décide de sacrifier son amour à l'honneur?""Ayant eu le temps de s'habituer à l'idée qu'elle aimait François, elle se rendait mal compte de ce qu'une révélation pareille pouvait produire. Ce fut ce qui lui permit de parler net. A cause de cette netteté, de cette sécheresse, le comte d'Orgel ne comprit pas. Elle s'en aperçut, s'affola. On est malhabile en face d'un incrédule. Devant l'incompréhension de son mari, la comtesse, qui s'était promis de s'accuser seule, éclata. Et parce qu'elle renforçait son aveu de griefs qu'Anne jugea chimériques, l'aveu, comme le reste, apparut faux à son mari. " "On sait qu'il était dans le caractère du comte d'Orgel de ne percevoir la réalité que de ce qui se passait en public."
Dernière phrase: "Et maintenant, Mahaut, dormez, je le veux!"
Le bal du Comte d'Orgel de Raymond Radiguet (Librio, 125p.)
Vraiment bonne analyse ...
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