mercredi 13 janvier 2010

La femme adultère de Albert Camus

Un matin d’hiver, en Algérie, dans un autocar brinquebalant aux glaces  relevées  en raison d’une tempête de sable, une  mouche maigre agace  Janine et Marcel, un couple de Français isolés au milieu d’Arabes  qui font mine de dormir, enfouis dans leurs burnous.  Marcel est représentant en tissus et doit vendre sa marchandise dans une oasis du désert algérien. Jamais il ne se sépare pas de sa mallette d’échantillons. C’est lui qui a  convaincu sa femme de l’accompagner. Celle-ci a accepté sans joie, ni enthousiasme,  comme elle a accepté des années auparavant, à la fin de ses études, d’épouser ce camarade,  étudiant en droit qui l’aimait mais qu’elle n’aimait pas. Ce qu’elle aimait par-dessus tout  était seulement de se sentir aimée. Elle ne  reste avec lui que par crainte de la solitude:   ils n’ont pas d’enfant et elle est sans passion.

Dans l’oasis, la beauté de l’endroit la frappe autant que  l’indifférence et l’hostilité des habitants.  Son mari fait ses affaires. Elle se sent seule et isolée dans un monde aussi absurde que l’est à ses yeux son propre mariage! Pendant le voyage,  elle a été sensible aux regards des hommes, celui, mince et acéré d’un militaire français en uniforme qui ne cesse de la fixer, mais surtout celui de l’Arabe, maigre et vigoureux,  aux mains gantées,  qui semblait regarder au-delà de leur groupe, ce qui la mettait mal à l’aise et lui donnait envie de repartir.

A cinq heures de l’après-midi enfin, Janine et Marcel montèrent au sommet du fort pour voir le désert
C’est là, à ce moment précis, alors que Marcel grelottait et voulait redescendre que sa femme, en contemplant l’horizon,  éprouva un instant de bonheur absolu,  d’une fulgurance éblouissante !
Là-bas, plus au sud encore, à cet endroit où le ciel et la terre se rejoignaient dans une ligne pure, là-bas, lui semblait-il soudain, quelque chose l’attendait qu’elle avait ignoré jusqu’à ce jour et  qui pourtant n’avait cessé de lui manquer.
Il lui sembla que le cours du monde venait alors de s’arrêter et que personne, à partir de cet instant, ne vieillirait plus ni ne mourrait.  En tous lieux, désormais, la vie était suspendue, sauf dans son cœur où, au même moment, quelqu’un pleurait de peine et d’émerveillement. 
Après cet instant d’exaltation, la tristesse l’envahit à nouveau  ainsi que la peur de mourir qui la faisait se rapprocher de son mari,  la nuit venue. Mais cette fois,  elle tendit l’oreille à un appel qui lui sembla tout proche   Elle se leva doucement et se jeta dans la nuit  pour courir à nouveau jusqu’au fort.
 Devant elle, les étoiles tombaient, une à une, puis s’éteignaient parmi les pierres du désert, et à chaque fois Janine s’ouvrait un peu plus à la nuit…. En même temps, il lui semblait retrouver ses racines,  la sève montait à nouveau dans son corps qui ne tremblait plus. Pressée de tout son ventre contre le parapet, tendue vers le ciel en mouvement, elle attendit seulement que son cœur encore bouleversé s’apaisât à son tour et que le silence se fît en elle.  Les dernières étoiles des constellations laissèrent tomber leurs grappes un peu plus bas sur l’horizon du désert, et s’immobilisèrent. Alors, avec une douceur insupportable, l’eau de la nuit commença d’emplir Janine, submergea le froid, monta peu à peu du centre obscur de son être et déborda en flots ininterrompus jusqu’à sa bouche pleine de gémissements. L’instant d’après, le ciel entier s’étendait au-dessus d’elle, renversée sur la terre froide. 
Puis elle rentra se coucher près de son mari et pleura.

Etrange nouvelle portant ce titre de femme adultère mais dans un recueil intitulé  L’exil et le royaume.
A quoi correspond l’adultère de cette femme alors même qu'elle n'a pas connu d'autre homme que son époux?  Qui a-t-elle trahi en retournant ainsi dans le lit conjugal?  La vie quotidienne est absurde, Camus l’a dit souvent,  mais  que signifie ce petit récit apparemment insignifiant?
N’importe,  les dernières pages sont sublimes.  

Camus sera mon classique du mois, ici. 
Kathel a présenté "L'exil et le royaume" en décembre.

La femme adultère d’Albert Camus (Nouvelle n°1 du recueil : L’exil et le royaume, Gallimard, 1957, Folio n° 78, 34 pages) Tableaux:  Le Christ et la femme adultère de Nicolas Poussin (Louvre) La femme adultère de Harrich Jobst (Nuremberg, 1580/1617), Rembrandt, 1644, National Gallery, Londres. Lorenzo Lotto, (Venise, 1480/1556)


Un très bon site sur Camus d'une amoureuse de son œuvre: le blog  double je 
A lire aussi le billet de Fattorius: Albert Camus:  Qui est la 
femme adultère? 


27 commentaires:

  1. Je n'ai jamais lu l'exil et le royaume mais les extraits sont magnifiques
    merci pour ce lien vers double je, que je ne connaissais pas

    RépondreSupprimer
  2. je ne savais absolument pas qu'il avait écris ce texte là!

    RépondreSupprimer
  3. Dominique, c'est à l'occasion de ce billet que j'ai découvert ce blog qui m'a beaucoup plu! Ces découvertes inattendues me font toujours plaisir!

    RépondreSupprimer
  4. esmeraldae, c'est la première nouvelle de son recueil 'L'exil et le royaume". L'éditeur l'a réuni à un autre du même livre et l'offre aux acheteurs de plusieurs volumes!

    RépondreSupprimer
  5. J'ai lu en décembre "L'exil et le royaume"... ces nouvelles sont aussi une (belle) découverte pour moi, qui ne connaissais que quelques romans de Camus.

    RépondreSupprimer
  6. Pour le roman, je ne sais pas.
    Pour les tableaux : merci, bien choisi!

    RépondreSupprimer
  7. Kathel, je me suis vraiment régalée à lire à nouveau Camus! Je ne me souvenais pas qu'il écrivait si bien!

    RépondreSupprimer
  8. Keisha, ce n'est qu'une nouvelle: 34 pages! ça se lit très vite!

    RépondreSupprimer
  9. Je ne l'ai pas lu mais ce que tu en dis m'incite à le faire !

    RépondreSupprimer
  10. J'ai le recueil, je vais donc aller jetter un oeil!

    RépondreSupprimer
  11. Thaïs, tu verras, c'est une lecture agréable mais qui peut aussi s'interpréter à plusieurs niveaux, ce que je n'ai pas voulu aborder ici bien sûr! :)

    RépondreSupprimer
  12. Edelwe, Cette nouvelle vaut vraiment la peine d'être mieux connue!

    RépondreSupprimer
  13. Je ne connais pas du tout non plus, je note, çà pourrait me faire relire Camus (je n'ai lu que la peste). Je vais voir le site que tu indiques.

    RépondreSupprimer
  14. et bien ! tu as réussi à me donner envie de lire Camus, moi qui en plus n'aime pas les nouvelles !

    RépondreSupprimer
  15. Tout comme Choco! Toi et Kathel donnez envie de lire (relire) Camus...

    RépondreSupprimer
  16. Je n'ai encore jamais lu Camus (je sais, c'est difficile à croire)... mais je vais bientôt me rattraper car j'ai "L'étranger" dans ma PAL !! ;-)
    Cette nouvelle a l'air pas mal du tout ! Je vais la noter... ;-)

    RépondreSupprimer
  17. Un Camus dont je n'avais pas entendu parler ... très bons choix d'illustrations pour ton article !

    RépondreSupprimer
  18. Aifelle, Je crois qu'on va beaucoup lire Camus cette année!

    RépondreSupprimer
  19. choco, disons que ce pourrait être considéré aujourd'hui comme un court récit. Un éditeur récent ne s'est-il pas consacré à ces petits livres à lire en train ou en voiture?

    RépondreSupprimer
  20. Lounima, L'étranger" et "La peste" restent mes livres préférés de cet auteur!

    RépondreSupprimer
  21. Gio, tu n'en avais peut-être pas entendu parler car ce récit fait partie de "L'exil et le royaume", son recueil de nouvelles dont l'éditeur a détaché celle-ci et "Les muets".

    RépondreSupprimer
  22. Ca a l'air spécial... En tout cas, je ne connaissais pas ce titre.

    RépondreSupprimer
  23. Géraldine, ça ne m'étonne pas car ce n'est que le nom d'une nouvelle!

    RépondreSupprimer
  24. J'ai lu "La peste" et "L'étranger" à l'école et si je n'en garde pas un mauvais souvenir, je n'en garde pas l'envie de lire à nouveau Camus !

    RépondreSupprimer
  25. Manu, il faudrait le relire en essayant d'oublier un moment tout ce qu'on sait déjà sur lui! Pas facile!

    RépondreSupprimer
  26. Je viens d´écouter une lecture dramatisé de l´ouvre à Madrid par Marc Roger avec musique de Jean-Luc Priano. Ça a été vraiement marveilleuse.J´ai beaucoup d´envie de la lire maintenant

    RépondreSupprimer

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.