Un tel afflux de livres, rassemblés au même endroit,
éventuellement sur plusieurs étages, la privait de tout discernement; c’était
trop de tout, et tout à la fois, d’un seul coup. Les livres qu’elle n’avait pas
lus, ceux qu’elle ne lirait jamais, et ceux, perfides entre tous, qu’elle
aurait dû avoir déjà lus, auparavant, dans les lointaines années de sa première
vie, tous les livres étaient là, en bataillons réglementaires, en régiments
assermentés, offerts et refusés, gardés par des créatures minces et bien vêtues qui faisaient, à l’entrée des
rayons, barrage de leurs corps policés. (…)
Claire, sitôt franchi le seuil fatidique, se défaisait, se liquéfiait, lamentable et démontée. Elle balbutiait des références inaudibles que la créature préposée daignait écouter, laquelle créature se révélait infaillible, élucidait le galimatias et, sans honorer la suppliante d’un regard, désignait d’un geste le livre quémandé qui reposait là, juste là, devant, devant vous, devant elle, là en piles, sur la table des œuvres au programme. Les livres coûtaient cher et elle en achetait le moins possible, se limitant aux manuels fondamentaux et aux textes de littérature française, latine ou grecque. Elle empruntait en bibliothèque les ouvrages de glose auxquels elle n’entendait le plus souvent à peu près rien, en dépit de ses lectures opiniâtres, crayon en main, en dépit des fiches hérissées de citations qu’elle tournait, retournait, triturait, malaxait. …
La redoutable épreuve des achats en librairie : (Les pays, Marie-Hélène Lafon, p.93.)