Supposons!
Mon fils de vingt ans meurt dans un accident quelconque,
comme ici, le surfeur Simon Limbres. Appelée d’urgence par l’hôpital, je m’y rends après avoir
confié ma petite fille à une voisine et sans pouvoir joindre le père qui ne
répond pas encore. J’attends longtemps aux urgences et dans les longs couloirs
blancs anonymes. Seule, la peur au ventre, déconnectée de toute réalité hors
celle de la vie et de la mort de mon enfant: ma vie et ma mort. Rien d’autre n’existe plus. Rien n’a plus d’importance!
Défilent les heures, les médecins, les infirmières, les
appels des parents, de la famille, des amis, peu importe. La seule réalité:
Simon est mort et on me demande l’autorisation de transplanter ses organes!
Moi, c’est moi, la lectrice qui s’identifie au personnage de
la mère parce que j’en suis une et que j’ai quelque peu vécu cette situation,
en bien moins grave, puisque tout s’est résolu en une semaine d’horreur absolue
et que la vie normale et heureuse a repris son cours!
C’est ainsi que je lis un livre: ou je réussis à
m’identifier à l’un des personnages ou je reste étrangère au roman! C’est aussi
simple que cela. Mais j’ai fait des études et le style compte aussi, bien sûr,
mais finalement pas autant que je pouvais le supposer plus jeune quand je lui accordais une importance primordiale!
Ici cependant le style est suffisamment superbe pour mettre le thème
des transplantations chirurgicales en
valeur. Il y est question de la famille, des chirurgiens et du
personnel médical, chacun lourd de son
passé et de son présent et puis de la société tout entière avec ses interrogations sur
le devenir de l’espèce humaine et le prolongement de la vie. Allons-nous
devenir immortel comme l’affirment certains chercheurs en eugénisme? Ça me fait frémir car cette perspective
remet tellement d’idées en mouvement!
Ne serions-nous que des robots, des mécaniques dont on peut remplacer les pièces abîmées? Qui sommes-nous donc réellement? Bref me voilà repartie dans les sempiternelles interrogations de l'adolescente que j'étais et qui ne se passionnait que pour les cours de métaphysique!
D’un autre côté, il y a Claire, la receveuse, mais j’ai
eu plus de mal à m’identifier à elle et
pourtant !…
Claire a-t-elle entendu le chant de Thomas Rémige dans ses songes anesthésiques, ce chant de la belle mort? A-t-elle entendu sa voix dans la nuit de quatre heures du matin alors qu’elle recevait le cœur de Simon Limbres ? Elle est placée sous assistance extracorporelle pendant encore une demi-heure, puis recousue elle-aussi, écarteurs à crémaillère relâchant les tissus pour une délicate suture de demoiselle, et demeure au bloc sous surveillance, entourée des écrans noirs où tracent les vagues lumineuses de son cœur, le temps que son corps récupère, le temps que l’on range la pièce en démence, le temps que l’on dénombre les ustensiles et les compresses, et que l’on efface le sang, le temps que l’équipe se disloque, et que chacun ôte ses vêtements de bloc et se rhabille, se passe de l’eau sur la figure et se nettoie les mains, ouis quitte l’enceinte de l’hôpital pour aller attraper le premier métro, le temps qu’Alice reprenne des couleurs et risque un sourire tandis qu’Harfang lui glisse à l’oreille, alors, petite Harfanguette, qu’est-ce que tu dis de tout ça ? le temps que Virgilio relève sa charlotte et abaisse son masque, se décide à lui proposer d’aller prendre une bière du côté de Montparnasse, une assiette de frites, une entrecôte saignante histoire de rester dans l’ambiance, le temps qu’elle revête son manteau blanc et qu’ile ne caresse le col animal, le temps enfin que le sous-bois s’éclaire, que les mousses bleuissent, que le chardonneret chante et que s’achève le grand surf dans la nuit digitale. Il est cinq heures quarante neuf. »
Fin du roman.
Ce n’est pas un roman à suspense, mais un roman à
réflexions!
Très nombreux sont les blogs qui en parlent.
Réparer les vivants, Maylis de Kerangal, (verticales, Gallimard, janvier 2014, 288 p.)
une de mes plus belles lectures de cette année !
RépondreSupprimeren plein dedans, je suis la mère de Simon en ce moment, j'ai pleuré dans le métro...hâte de lire la suite. très jolie chronique
RépondreSupprimerUn roman à réflexion ? Je me laisserai bien tenter, après tout.
RépondreSupprimerPas encore lu, il faut croire qu'à la bibli on se l'arrache : patience!
RépondreSupprimer(j'ai aussi tendance à me couler -ou pas- dans les personnages...)
Un roman qui m'a marquée, tant par le contenu que par le style...
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RépondreSupprimerAlors ... pas pour moi qui ai vécu à peu près cela ! ...
Y.
Une merveille ! J'aime beaucoup ton billet aussi pour ce qu'il dit de toi.
RépondreSupprimerUn très bon souvenir de lecture.
RépondreSupprimerJ'ai été captivée par la façon dont M. De Kerangal arrive à traiter un sujet si "mécanique" avec autant de poésie et d'émotion.
RépondreSupprimerUn sujet qui est trop douloureux pour moi... Je passe malgré tous vos avis élogieux...
RépondreSupprimerJe tourne autour de ce roman sans savoir si j'ai envie de le lire ou pas...
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