1942
Nous attendions tous des nouvelles de la guerre. (…) Je guettais les télégrammes et je les ouvrais en tremblant.J’en ai reçu un d’ Annemarie Schwarzenbach.
Erika Mann avait fini par la convaincre de se faire hospitaliser à Wetchester, en espérant que les médecins la guériraient de sa dépendance à la morphine. Le télégramme disait:
«Me suis enfuie de Blithe View. Suis chez Freddy, l’un de nos amis communs. Maintenant que faire ?»
J’ai repris mes valises et j’ai sauté dans le train de New York. L’appartement de Freddy se prêtait mal à une telle situation. Il avait dû tendre une couverture entre l’alcôve d’Annemarie et le studio où il recevait ses clients. Elle jouait du Mozart quand je suis arrivée. Quelques mesures de Mozart qu'elle répétait indéfiniment. Elle voulait que j’appelle un certain nombre de personnes parmi lesquelles Margot von Opel. (…) J’ai essayé de la calmer mais elle n’était plus en mesure de m’entendre. J’ai rejoint Freddy et nous avons cherché une solution. Pendant que nous parlions, Annemarie est entrée dans la salle de bains en courant et la porte a claqué derrière elle. Nous avons attendu, blêmes d’inquiétude. Quand nous avons vu qu'un filet de sang en sortait, Freddy s’est précipité pour tenter de l’ouvrir, en me criant:
- Allez vite chercher un médecin.
(…) Après avoir sonné à plusieurs portes, j’ai fini par obtenir une adresse, mais le médecin n’était pas à son cabinet. Je suis retournée chez Freddy. Une dizaine de policiers occupaient l’appartement. Annemarie s’est tournée vers moi:
- Pourquoi as-tu prévenu la police?- Je ne l’ai pas prévenue.
J’étais trop épuisée pour m’expliquer davantage. Comme ils voulaient la conduire de force à l’hôpital Bellevue et qu’elle se débattait, j’ai crié avec désespoir:
- Mais enfin, vous, des policiers, êtes-vous donc incapables de voir que quelqu'un souffre ou qu'il est blessé? Cette jeune femme est étrangère, loin de chez elle, et comme nous sommes en guerre, elle ne peut pas rentrer dans son pays, et elle est désespérée. Vous n’avez donc jamais vu quelqu'un, l’un de vos proches, ou un autre, si profondément désespéré qu'il ne supporte plus de vivre?Entre temps, on avait réussi à joindre le médecin personnel d’Annemarie qui lui suturait le poignet. De sa main valide, elle s’accrochait à moi (…) et elle m’a embrassée
- Merci pour tout, my Liebling.C’était la première fois qu'elle m’embrassait et ce fut la dernière. J’ai appris plus tard par Freddy, que les policiers l’avaient traînée dans l’escalier et qu'elle s’accrochait désespérément à la rampe. Un spectacle que je n’aurais pas supporté. A Bellevue, elle s’est montrée la plus douce des patientes, et la plus compréhensive. Elle découvrait la souffrance des autres et voulait leur venir en aide. Mais elle m’a écrit qu'elle ne supportait plus la vie de l’hôpital et qu'elle quittait l’Amérique pour Lisbonne. Elle a fini par rejoindre les Forces Françaises libres et à travailler pour de Gaulle au Congo où un indigène a sculpté une sculpture à son image.Lorsqu'elle m’a écrit de nouveau, elle m’a appris, à mon grand soulagement qu'elle regagnait la Suisse. Elle possédait à Sils une petite ferme que son père lui avait offerte.La dernière de ses lettres m’est arrivée de Suisse.Je veux à jamais te remercier. Si je retourne un jour en Amérique, j’aimerais que tu m’autorises à traduire: «Reflets dans un œil d’or [Le livre lui est dédié].Il y avait comme une dichotomie en elle. D’un côté la guerre, où elle voulait servir comme correspondante, de l’autre, cette petite ferme de Sils où elle voulait vivre tranquille en écrivant des poèmes.Klaus Mann m’a télégraphié peu de temps après, pour m’apprendre qu'après une chute de bicyclette qui l’avait entraînée au fond du ravin, Annemarie était dans le coma. Elle est morte à l’hôpital de Zurich sans avoir repris connaissance.J’étais seule à Yasso, dans une petite maison. J’ai eu tout le temps de souffrir et de me souvenir. Nous avions si souvent parlé de sa dépendance à la morphine, qui avait tant compté pour elle pendant plusieurs années. Je tiens à dire pourtant qu'en dépit d’un tel handicap, qui la rendait presque infirme, elle a brillamment passé son doctorat de philosophie à l’université de Zurich. Je tiens à dire aussi qu'à chaque période de crise elle était là, fidèle, prête à faire ce qu'on attendait d’elle et davantage. Je ne me connais pas d’amie que j’ai autant aimée et dont la mort inattendue m’ait causé un si grand chagrin.
Illuminations et Nuits Blanches, Carson McCullers (10/18), 2001, 284 pages)
Autobiographie inachevée.
Correspondance de Carson et Reeves McCullers pendant la seconde guerre mondiale.
Traduit de l’américain par Jacques Tournier.
Titre original : Illuminations and Night Glare. 1999
Quel extrait touchant. Merci, MAngo. Que "faut-il" lire de cette romancière ? J'avoue que je ne la connais que de nom...
RépondreSupprimerElle n'a pas beaucoup écrit en fait mais il faut au moins lire son premier roman: Le cœur est un chasseur solitaire, celui dédié à Annnemarie Schwarzenbach: Reflets dans un œil d'or et Frankie Addams que j'ai terminé récemment. Je voudrais bien lire aussi sa biographie par Josyane Sauvigneau ou la dernière de Jacques Tournier.
SupprimerCe passage est vraiment bouleversant. Je n'avais jamais eu l'occasion de le lire.
RépondreSupprimerElle n'a malheureusement pas pu terminer son autobiographie et c'est bien dommage parce que ce qu'elle a écrit est très intéressant.
SupprimerMais tout ça est passionnant ! J'ignorais totalement qu'elles étaient amies.
RépondreSupprimerDe Carson McCullers j'ai lu "Le coeur est un chassseur solitaire" que j'ai beaucoup aimé. Quant à Annemarie Scwarzenbach, je la connais uniquement parce qu'elle était amie avec Ella Maillart (que je vénère !) qui a aussi essayé de la sortir de drogue.
Il faut absolument que je trouve ce bouquin !
Oui, c'est passionnant. Des destins de femmes exceptionnelles. Je ne connais pas bien Ella Maillart, quant à moi. Je vais poursuivre mes recherches sur ce groupe d'amies, découvert grâce à Carson McCullers que j'aime énormément.
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